André Antonin (frère de René Aberlenc), plaquette de l'exposition d'Alès en juillet 1972, " Hommage à René Aberlenc " :

"Le premier hommage rendu à René ABERLENC, cet hiver, par Pierre de TARTAS en son Moulin de Vauboyen, n’aura pas peu contribué à souligner la place qu’occupe dans la production contemporaine l’œuvre d’un peintre trop tôt disparu, accusant du même coup, à la lumière poignante de ses dernières toiles, face à l’impossible devenir, l’immense vide qu’il laisse. Avec ABERLENC l’homme et l’artiste se confondent, dans ce qu’il y a de plus noble et, il faut bien le dire aussi, d’exceptionnel, de très rarement réuni sa haute probité, son immense amour de la vie, sa générosité, son constant besoin de renouvellement, sa rigueur, son acharnement lucide à lutter contre l’excès de ses dons mêmes, sa modestie, sa foi qui, l’ayant relégué dans la solitude des dépassements, soulignent le constant souci d’approfondissement, la patiente éclosion en marge des réalisations faciles, des productions tapageuses. Bien que tôt reconnue, la maîtrise d’un tel artiste n’était pas de celles qui eussent jamais pu se satisfaire " La grande vérité en Art, a-t-il écrit un jour, c’est de se remettre au travail avec la pureté de l’enfant, en remettant en cause ce qu’on a fait la veille. "

Bien que n’ayant pu se réaliser dans ses aspirations les plus hautes, notamment dans la lignée des plus grands, la perspective de vastes compositions dont il rêvait et que la mort a si brutalement interrompue, il n en laisse pas moins un héritage suffisant d’œuvres capables d’affronter la durée. Homme du sud, en dépit de la longue influence exercée par Paris, ABERLENC garde de ses origines méditerranéennes un goût inné de la lumière qui ira croissant dans son œuvre et qui s’allie originalement en lui à un sens peu commun de l’équilibre et du solide qu’explique l’âme cévenole, dont il corrige un peu l’âpreté par sa naturelle douceur, également l’expérience du travailleur qu’il entend demeurer à vouloir au-delà de l’œuvre, maisons, mobiliers, pierres, objets les plus divers, tout façonner.

Assez curieusement, cette œuvre toute de tendresse repose sur un fond de violence qui, pour être sublimée, n’en procède pas moins directement de la vie sans doute ordinaire mais forte, pleine, expliquant tout à la fois les infinies délicatesses, la retenue mais aussi la franchise et la passion qu’on y trouve. Peut-être parce que des millénaires avaient pétri le sol où il naquit de la conscience claire et fragile des êtres et des choses qu’il aimait tant, ABERLENC fut-il le peintre de l’existence simple et heureuse, de l’intense plaisir et beauté de vivre, n’excluant ni le frémissement ni le drame mais les intégrant sans qu’il y paraisse dans la matière allégée de l’émouvant quotidien.

Une telle richesse si parfaitement maîtrisée explique la diversité de cette œuvre pourtant incomplète. D’abord l’exceptionnelle qualité du graphisme dont elle procède dans la simple opposition du blanc et du noir, la réduction du trait aux seuls impératifs de la suggestion suffit à faire éclater la lumière d’une Ruine ou d’une Tête dans une projection pleinement humaine. Cet admirateur de DEGAS, de TOULOUSE-LAUTREC ce fidèle de REMBRANDT, pourtant autodidacte, s’impose comme un des meilleurs dessinateurs de notre temps.

D’où la vigueur si souvent remarquée de ses compositions, pastels ou huiles, si merveilleusement équilibrées. Le pastel fut la matière idéale à laquelle il recourut quand son œil ingénu voulut faire surgir de la gamme infinie des demi-teintes le feuillage ou le ciel au-delà d’une fenêtre, iriser la chair d’un Nu d’enfant ou d’une de ces femmes à la toilette ou au miroir, si proches et cependant divines comme l’été qui les baigne.

Harmoniques à-plats ou plein pâte vibrante, légers frottis ou touches plus appuyées s’ordonnant autour d’une source fondamentale ou plaquant les accords de chaudes complémentaires, l’œuvre, selon ABERLENC, ne peut connaître d’autre traduction que plastique, dans son infinie variété de ressources pour atteindre à l’unité essentielle. Les dernières natures mortes, Pommes et Pipes, Pinceaux..., orchestrent avec tant de concision le thème de la lumière qu’elles traduisent avec une fermeté rarement égalée la figuration insolite de leur contour. De l’éloquence sobre des grands immeubles de banlieue à l’épopée du paysage (on a pu comparer ses Falaises de l’Ardèche à Cézanne, un même souffle parcourt la toile, que ce soit délicieuse fantaisie dans la Coupole, le petit restaurant, le Toréador enfant, tout ruisselant de lumière ingénue, ou l’admirable série des Truites arrachées au torrent, les nageoires glacées, pour le seul contentement du regard, au lyrisme apaisant, contenu de Forêt en Cévennes, Montmartre ou cette admirable symphonie de Paris, toile inachevée dont la liberté est telle qu’elle ne se joue du réel que pour mieux en exalter la richesse, ou ces profondes Neiges sur Alès, du dernier printemps, à la veille de la mort, annonciatrices de quelle fantastique nouvelle étape où fondre plus pleinement encore l’Humain dans un Réel dont l’immanence se dérobe à lui-même...

L’œuvre d’ABERLENC ou une sorte de mythologie du quotidien débarrassé du cri pour retourner dans l’humilité, la vraie grandeur, un réalisme nourri d’intériorité, visant plus encore que l’essentiel l’essence, n’ayant cessé de s’épurer jusqu’aux simplifications les plus hautes et les plus larges d’un contenu transmissible. De l’austérité quasi monochrome des débuts à la clarté d’aujourd’hui où les gris eux-mêmes sont puissamment colorés et discrètement variés, où la lumière est partout sous-jacente, même dans les toiles sombres comme Soir d’Hiver, ABERLENC a poursuivi sa merveilleuse conquête à travers une aventure plastique où il était maintenant si profondément engagé qu’il était en train de réaliser cette chose presque impossible en peinture concilier la couleur (et quelle couleur !) et la forme.

Par son non-conformisme, son refus de l’intellectualisme en art, des renversements illusoires tout autant que des respects académiques, cette œuvre qui ne prétend pas nier le passé pour s’ouvrir sur l’avenir s'insère dans un courant qui ne peut manquer demain de prendre un sens révolutionnaire. Si sa tragique interruption au bord du suprême accomplissement nourrit irrésistiblement en nous la nostalgie des splendeurs qu’elle nous dérobe, du moins ne cesse-t-il de sourdre de ce qu’elle nous laisse l’indestructible secret d’une lumière, celle de son perpétuel enchantement à renaître sous le regard."

 

Jean Dalevèze, plaquette de l'exposition d'Alès en juillet 1972 :

" Cette exposition de l’œuvre de René Aberlenc est une exposition posthume, et qui s’ouvre un peu moins d’un an après sa mort. Elle devrait être celle d’un homme, d’un peintre, en pleine possession de ses moyens, parvenu à la maturité de son âge et de son talent.

Disparaître à cinquante ans, c’est tôt, c’est beaucoup trop tôt, et plus encore pour un artiste que pour nul autre. Son œuvre ne saurait être accomplie, à cet âge-là. Brusquement interrompue, elle demeure en suspens. Et l’on se demande, alors S’il avait continué de vivre, qu’aurait-il fait, dans quel chemin aurait-il mis ses pas ? Pour beaucoup de peintres, la réponse semble hasardeuse, et se risquer, avec eux, au jeu des devinettes cela paraît fort aventuré.

Je crois qu’il est possible, au contraire, de prévoir ce que René Aberlenc nous aurait donné. Je le sais bien et il le disait lui-même, il le sentait, cela se voyait, Aberlenc était parvenu à un tournant de sa carrière et de son œuvre. Demeuré très jeune, malgré ses cinquante ans, préservé par une sorte de fraîcheur enthousiaste, il imaginait ce qu’allait être la suite de son œuvre. Il se savait arriver à cette étape de la vie d’un artiste où, maître de son art, on reprend souffle, "on se rassemble", comme l’on dit d’un athlète au moment où il va tenter de se surpasser lui-même. Ainsi, le créateur véritable tend toujours à se dépasser, à franchir un pas en avant, à se rapprocher le plus possible de la perfection, de cette justesse d’expression qui fait que ce qu’il veut dire s’accorde parfaitement à la manière dont il le dit. René Aberlenc était de ceux-là.

Mais ce que je veux indiquer, en prétendant que l’on peut prévoir ce qu’aurait été l’évolution d’Aberlenc, c’est que tout l’œuvre qu’il nous laisse la fait deviner. Il n’y a pas de rupture. Il n’est pas de ceux qui cherchent longtemps leur manière de s’exprimer, vont ici et puis là, empruntent une voie, en essaient une autre, insatisfaits d’eux-mêmes, ne trouvant pas la juste coïncidence entre une forme plastique et les sentiments à traduire. Certes, je sais bien qu’il n’était pas, qu’il n’était jamais satisfait. Quel artiste digne de ce nom est jamais entièrement content de son travail ? Mais, dès le départ, la ligne qu’allait suivre Aberlenc était tracée. Ce qu’il voulait, ce qu’il a fait, c’était donner une forme plastique, picturale, à l’enchantement qu’il éprouvait en regardant le monde.

Tout naturellement, il se plaçait dans cette tradition qui reconnaît pour vrai l’univers que nos sens nous font connaître. Celui-là, et celui-là seul l’intéressait. Ce fut le sens de son combat devant sa toile, de la dure bataille du peintre, car peindre est difficile. Il s’est efforcé, sa vie durant, de recréer sur la surface vierge le spectacle du monde, plus riche qu’il ne l’est naturellement, parce que chargé, en plus, de toute son émotion, de toute sa sensibilité. Il y a des œuvres qui naissent mortes, parce qu’elles n’ont rien à nous communiquer. D’autres, au contraire, nous parlent, au premier regard que nous posons sur elles. A travers elles, le peintre a réussi à nous faire partager son émotion. Alors, nous nous enrichissons nous-mêmes du meilleur de ce que l’artiste, seul, peut nous donner.

L’œuvre d’Aberlenc est de celles-là, qui, par le truchement des formes prises dans la vie, nous révèlent un homme. C’est qu’il n’usait jamais de trucs, de procédés, il ne trichait pas. Son combat, il le livrait à visage découvert, se mettant tout entier dans sa peinture. Et la première impression que nous donnent ses toiles, c’est celle de la franchise, de l’honnêteté. Et ce goût qu’il avait à vivre, cette générosité qui était en lui, cette chaleur humaine, qui faisait que, tout de suite, on se sentait à l’aise, de plain-pied avec lui, nous les retrouvons dans sa peinture. Elle est chaleureuse.

Il n’y a pas de réserve, chez lui. Qu’il peigne, emploie le pastel, ou dessine, il se donne sans restriction, loyalement. Il s’empoigne avec le monde, le paysage, la nature morte, le nu qu’il entreprend, et mène sa toile jusqu’à ce qu’elle ait trouvé son équilibre, chaque chose à sa juste place, chaque touche où elle doit être. Seule la connaissance du dessin pouvait lui permettre cette sûreté. Il était effectivement un bon dessinateur.

Mais posséder les moyens, les instruments de son art, ne suffit pas, si, ce que l’on oublie trop aujourd’hui, cela est indispensable. Il faut davantage encore, le sens des qualités plastiques d’une forme, d’un tableau et la sensibilité. Aberlenc avait tout cela, et savait jouer de la lumière, cet élément essentiel, le principal de toute œuvre d’art. Et sensible, il l’était, son œuvre en administre la preuve.

Ce que serait devenue sa peinture, certes, nous le voyons, ses derniers ouvrages, au reste, l’indiquent. Maître de ses moyens, il allait vers plus de liberté, un raffinement plus grand, une sorte de souplesse dans son art. Mais ce sont là des indications, des prévisions, qui ne se réaliseront jamais plus. Ce qui compte, c est bien ce qu’il nous laisse, peintures, pastels, dessins, cette vision du monde qui fut la sienne, et qu’il sut traduire avec bonheur. Ce qui compte, c’est le peintre qu’il fut, et que le jury du Prix de la Critique sut reconnaître, le lui attribuant en 1965, c’est l’œuvre qu’il accomplit, et qui dit, pour notre plaisir, la joie du monde. "